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Chano POZO & Dizzy GILLESPIE |
Il y a soixante ans, le 29 septembre 1947, le Carnegie Hall de New York était le théâtre d'un concert historique. Dizzy Gillespie se présente pour la première fois avec, au sein de sa formation, le conguero Cubain Chano Pozo. L'histoire entre les deux hommes sera très brève mais d'une rare fertilité. Les quinze mois de collaboration marqueront définitivement Gillespie qui recherchera jusqu'à la fin de sa carrière le contact avec la musique afro-cubaine. |
En attendant Chano…. |
![]() Dizzy Gillespie. |
Au sein de l'orchestre la présence du bongosero renforce cette familiarisation de Gillespie avec les rythmes afro-cubains. Les enregistrements de l'ensemble de «Cab» Calloway des années 1938-1940 portent indéniablement la marque cubaine de Bauzá : «Chile con conga» (01) , «Vuelva» (01), pour ne prendre que les titres aux noms latinos, gravés le 17 octobre 1939 ou «Yo eta cansa » (02), «Goin'conga» (03) enregistrés en août 1940 pour lesquels Mario semble avoir proposé les lignes de basses. Mais on peut aussi constater que quelques compositions de «Diz» comme «Pickin' the Cabbage» (01) ont en germe certains éléments latins |
Au milieu de l'année 40 Machito quitte l'orchestre Siboney , entraînant avec lui quelques musiciens du groupe. Sa décision est prise : il va créer sa propre formation. Les dix musiciens de Machito débutent dans un club new-yorkais bien nommé, le Cuba. Bauzá après plus d'une cinquantaine d'enregistrements quitte l'orchestre de «Cab» Calloway et rejoint son beau-frère Machito. Mario apporte rapidement quelques modifications dans la composition du groupe, engageant quelques jazzmen américains comme le saxophoniste Freddie Skerritt et le trompettiste Bobby Woodlen. Tout le groupe, avec Mario, joue pour la première fois le 3 décembre 1940 sur la 5° Avenue au Park Palace «Dizzy» Gillespie est l'un des spectateurs assidus du Park Palace et l'un des premiers à s'engager dans les «descargas ». Il continue à se familiariser avec les rythmes afro-cubains. |
![]() Bauzá et Machito. 1941. |
Au milieu de 1946 le batteur et conguero cubain Diego Iborra et son ami le bongosero Billy Álvarez abandonnent leur orchestre en Californie et se rendent à New York. Diego est obsédé par la musique de Gillespie et de Parker. Ils se présentent à l'entrée du Three Deuces, le club où «Dizzy» et «Bird» jouent et Diego aborde le trompettiste : «Nous voulons jouer avec toi». Après une courte conversation les deux cubains sont invités à aller chercher leurs instruments et à jammer avec les deux jazzmen ainsi que Al Haig, Max Roach et Curley Russell. La session est une réussite. Ni «Dizzy» ni Iborra -qui connaît les disques de Gillespie et Parker sur le bout des ongles- ne sont déroutés et les jam's se poursuivent plusieurs jours. |
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Le trompettiste, mais également Parker continuent de s'initier ainsi aux rythmes cubains. Durant plusieurs mois les hommes se retrouvent fréquemment. Les deux percussionnistes jouent ainsi avec le quintet de Parker et Miles Davis au Small Paradise, avec «Bird» et «Dizzy» à l'Hôtel Diplomat en mai 1947 au cours d'une grande soirée pour laquelle le trompettiste a rassemblé autour de Max Roach outre Billy (bgó) et Diego (cga), Pepe Becké, Eladio González et Rafa Mora (cga) (04). Iborra jouera encore avec Parker pour l'enregistrement au Carnegie Hall avec Neal Hefti en décembre 1947.
Hotel Diplomat. Mai 1947. Gillespie, Iborra, Alvarez etc.. |
On parle tous les deux l'africain. Fort de cette nouvelle expérience « Dizzy » Gillespie demande à Mario Bauzá de lui trouver un autre percussionniste. Bauzá lui propose d'écouter un de ses amis, «Chano» Pozo. Depuis la fin des années trente dans la capitale cubaine, le bongosero et conguero Luciano «Chano» Pozo González, élevé dans les solares noirs de Pan con Timba, El África, El Palomar… se forge une renommée exceptionnelle. « Il était le meilleur. Personne ne pouvait rivaliser avec lui » (04) déclare Iborra qui le côtoyait déjà dans les studios de Radio Habana Cadena Azul. Son jeu est supérieur à celui des meilleurs percussionnistes cubains car il est le seul à pouvoir dépasser les lignes traditionnelles parfois répétitives du folklore cubain. |
Suivant les recommandations de Bauzá, Gillespie a écouté et a senti que «Chano» Pozo était l'homme qu'il lui fallait pour pouvoir développer ses nouvelles idées et les présenter au concert qu'on lui offre de donner quelques mois plus tard au Carnegie Hall.. Il engage «Chano» Pozo. «Dizzy» pense que «Chano» surpasse tous les percussionnistes qu'il a rencontré et avec qui il a joué. C'est le plus grand tamborero que j'ai connu dans ma vie, affirme-t-il et il confie un peu plus tard à Mario Bauzá qu'il ne veut pas d'autre joueur de conga dans son orchestre : «Ils ne jouent qu'un seul truc. Chano, lui, savait toujours quoi jouer derrière moi ; il savait toujours trouver n'importe quelle sorte de rythme» (05).
Dizzy Gillespie. |
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Ce qu'apporte alors «Chano» aux Etats-Unis c'est une maîtrise insoupçonnée jusqu'ici de la conga. Il est le seul percussionniste connu à pouvoir à cette époque exploiter dans leur totalité cinq tumbadoras. Et avec quelle virtuosité ! Les noirs nord-américains ont perdu depuis longtemps toute connaissance des tambours africains, interdits par les maîtres esclavagistes, mais l'inconscient collectif tend à les ramener vers leurs racines et les jazzmen noirs les premiers se tournent vers «Chano». «Chano» Pozo fait aussi découvrir aux jazzmen ce que leur musique a perdu dans la tragédie de l'esclavage : le sens de la polyrythmie que possédait la musique de leurs ancêtres et que les esclaves noirs de Cuba ont pu préserver et développer. (06) . Chano Pozo. |
Pozo, Gillespie et l'orchestre commencent une série de répétitions. Rien n'est évident car le Be Bop et la musique cubaine n'obéissent pas aux mêmes règles. «Dizzy» et Kenny Clarke son batteur d'une part et «Chano» Pozo d'autre part n'ont pas des conceptions rhytmiques immédiatement compatibles. La «clave » du rumbero est caractérisée par sa régularité tandis que le jazzman prend des libertés avec la valeur des notes et l'orchestre Be Bop joue de façon ternaire. Les temps forts sont également décalés. Gillespie parlant de Pozo écrit « Il jouait et chantait en même temps, en faisant des choses tellement inhabituelles... que je m'y perdais. Je ne savais plus où était le premier temps ! » (07). Gillespie donne un autre exemple de la difficulté à travailler avec les rythmes afro-cubains : «Quand les cubains sont arrivés chez nous, leur musique était essentiellement à deux temps (2/4), et la nôtre à quatre temps (4/4) ou trois temps (3/4) ou dédoublée. Ce n'est pas du tout pareil. Les musiciens américains avaient du mal à lire la musique à 2/4 des orchestres cubains qui se produisaient ici, parce qu'au lieu des croches ils devaient jouer des doubles croches, et ça défilait un peu trop vite pour leur goût. Alors généralement, pour leur faciliter la tâche, tout était réécrit à quatre temps, mais le résultat est qu'ils retiraient ainsi tout le feeling de cette musique » (07). Le contrebassiste Al McKibbon confie « Quand il (Dizzy ) a engagé Chano Pozo, ça m'a tué ». Leslie Johnakins éprouve les mêmes difficultés avec la section rythmique des Afrocubans. « Au début je ne parvenais jamais à trouver le premier temps » dit-il. |
Pozo, Gillespie, Mooody. |
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Il faut plusieurs semaines de travail aux boppers pour saisir l'esprit de la clave cubaine et pour que «Chano » repère, intègre et adapte à la conga ou au bongó, les rythmes spécifiques du Jazz. «Chano» en ce domaine n'est aucunement un novice. A La Havane il a déjà travaillé avec des jazzmen. Peu avant son départ il est justement l'invité du Cuarteto de Jazz du pianiste Mario Santana. Pozo sait déjà à ce moment modifier sa manière de jouer afin notamment de s'adapter au travail du batteur et de laisser les espaces nécessaires aux solistes. Plusieurs percussionnistes cubains ont appris de «Chano» cette façon de jouer et ont pu par la suite rejoindre les groupes de Jazz havaneros . |
Gillespie écrit dans ses mémoires : «Chano Pozo ne jouait pas dans le même esprit que nous et se trouvait décalé. Je me torturais l'esprit pour savoir comment lui expliquer ce qui se passait. Il ne lisait pas du tout la musique, et je ne pouvais donc pas lui dire de rentrer sur la levée du quatrième temps. Mais ... c'était un créateur merveilleux. Alors dans un morceau de notre répertoire qu'il sentait très bien, comme « Good Bait », j'arrivais à lui faire comprendre son erreur en allant lui chanter le début à l'oreille : « da-da,da-da-da » et il rectifiait immédiatement. C'était remarquable... |
Un moment historique le 29 septembre 1947. |
Dans les semaines suivant la prestation au Carnegie Hall, le 22 décembre, Gillespie et Pozo enregistrent notamment : «Cool Breeze», «Algo Bueno» et «Cubano-Be Cubano-Bop» avec la voix de «Chano» (10). Le «Cubano Bop» est encore plus époustouflant que lors du concert. L'africanité éclate et l'on sent l'orchestre et les voix complètement subjugués par les percussions, le chant de «Chano » et totalement impliqués dans l'intercontextualité voulue par le jazzman Gillespie et le rumbero Pozo. |
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Le 27 décembre 1947 «Chano» et «Diz » se produisent une nouvelle fois ensemble, au Town Hall. Deux nouvelles compositions, issues de la collaboration de «Dizzy », «Chano» et de Gil Fuller, jouées pour la première fois, vont porter plus loin encore la symbiose entre les deux musiques : «Tin Tin Deo»- un développement d'une rumba de Pozo intitulée «O-Tin-Tine-O »- et surtout «Manteca» qui va constituer un autre élément de la trilogie fondatrice du Jazz Afro-Cubain après le «Tanga» de Mario Bauzá (12) et «Cubano Be Cubano Bop». Dizzy et Chano. Jam's session en 1947. |
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«Manteca » « est un exemple classique du concept du mambo; il est construit en couches empilées les unes sur les autres. De l'introduction des basses et du tumbao de congas aux riffs des cuivres et des saxos, ce que «Chano» a apporté à «Dizzy» ce fut le cadre qui permit à la communauté du Jazz d'apprendre ce qu'était la musique afro-cubaine. Avec la complicité de Gil Fuller, «Dizzy» a mis en valeur les concepts de «Chano» en ajoutant des moyens harmoniques, notamment dans le pont afin de le rendre harmoniquement et mélodiquement plus intéressant. D'une simple série de lignes mélodiques ou de rifs que «Chano» a chanté à « Dizzy » on obtient alors un modèle esthétique de fusion parfaite de la musique afro-cubaine et du Jazz. Les enregistrements qui en résultèrent avec en vedette les solos de « Dizzy » et du saxophoniste ténor George « Big Nick » Nicholas et le chant et les percussions de «Chano» ont influencé plusieurs générations de musiciens ... » (13). |
![]() Dizzy à Paris. |
Trois jours plus tard, le thème « Manteca » est enregistré avec d'autres compositions, «Ool-Ya-Koo», «Minor Walk», «Good Bait » (10), avant le départ pour l'Europe et la France où Gillespie, Kenny Clarke, Al McKibbon, Pozo se produisent à Paris les 20, 22 et 28 février 1948. L'orchestre suscite plus que de la surprise au regard des commentaires parus dans la presse, mais aussi un grand enthousiasme auprès du jeune public si l'on se réfère aux déclarations de Gillespie, Howard Johnson, John Lewis, Al McKibbon. La tournée se poursuit à Lyon et Marseille. Du troisième concert parisien à la Salle Pleyel il reste un enregistrement (14) de qualité moyenne mais qui permet d'entendre briller les tumbadoras de «Chano » notamment sur une «Afro Cuban Drum Suite», un arrangement écourté de «Cubano Be Cubano Bop», mais comportant une partie vocale très afro, différente de celle que «Chano» et «Diz » ont réalisée quelques semaines auparavant. |
C'est le plus grand tamborero que j'ai connu dans ma vie! Au retour d'Europe, la collaboration du Cubain et de Gillespie se poursuit et les concerts s'enchaînent non seulement à New York mais aussi dans plusieurs villes des Etats-Unis, avec un bon enregistrement de «Manteca» au passage à Pasadena (15). «Chano» est recherché par de nombreux jazzmen: Fats Navarro, Tadd Dameron, James Moody, Art Blakey, Ted Stewart... pour jouer dans les clubs ou enregistrer.
En août 1948 ils se produisent au Pershing Ball Room de Chicago. Le trés mauvais enregistrement offre deux thèmes dont «Good Bait » sur lequel Pozo en présence de Dizzy, Miles Davis, James Moody, Cecil Payne… est à peine audible. Au même endroit le 26 septembre 1948 a lieu une autre belle collaboration du bopper avec le rumbero . L'orchestre de «Dizzy» Gillespie invite également le saxophone alto de Charlie « Bird » Parker pour un concert tout à fait exceptionnel au cours duquel tant Parker que Pozo se déchaînent, laissant, disent certains spécialistes, de superbes versions de «Manteca », «A Night in Tunisia », «Algo Bueno», «Cool Breeze»... malheureusement pour un enregistrement privé. Les dernières prestations connues du conguero Cubain sont retransmises à la radio les 2 et 23 octobre 1948 depuis le Royal Roost de New York. Pozo brille une ultime fois sur «Manteca» et dévoile sa dernière composition : «Guarachi Guaro» (16). Le 2 décembre « Chano » Pozo est assassiné. «Dizzy» Gillespie poursuit sa carrière. Il utilise fréquemment d'autres percussionistes comme Candido Camero. Il continue de s'intéresser à la musique cubaine et fera plusieurs voyages dans l'île pour tenter d'y retrouver l'esprit de «Chano». |
Notes 01 « Cab Calloway ». Classics Records 595. 02 « Cab Calloway ». Classics Records 614. 03 « Cab Calloway ». Classics Records 629. 04 Interview de Diego Iborra, Miami, mars 2007. 05 Revue Jazz Hot N°496, 1993. 06 Le catholicisme des espagnols permettait aux esclaves africains de conserver leurs tambours à la différence de la religion anglicane imposée aux esclaves ......déportés aux Etats Unis. 07 Gillespie To Be or not to Bop, Presses de la Renaissance, Paris 1981, p.303. 08 Gillespie To Be or not to Bop, Presses de la Renaissance, Paris 1981, p.301. 09 « Diz'n Bird at Carnegie Hall », Roost 7 243855 7061 2 7. 10 « Algo Bueno », Dizzy Gillespie Big Band, Definitive Records DR2CD 11138. 11 Gillespie To Be or not to Bop, Presses de la Renaissance, Paris 1981, p.306. 12 Revue Jazz Hot N°496, 1993. Contrairement aux récits connus jusqu'alors, Mario Bauzá affirme dans une interview publiée dans ce 13 Bobby Sanabria, « Remembering Chano Pozo. 50 años de Manteca », Revue Salsa N°2, La Havane 1997. 14 « Pleyel Jazz Concert 1948 », BMG 74321 409412 . 15 «Chano Pozo with Dizzy Gillespie and his Orchestra 1948», Tumbao 102. 16 LP Melodic Revolution, Alto 703.
CD. 1947 Charlie Parker & Dizzy Gillespie. Diz'n Bird at Carnegie Hall. Roost 57061 2 7. Thèmes 6 à 15 . |
![]() 29 Septembre 1947. 60° Anniversaire. |
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